Ce texte est extrait de la Revue des Deux Mondes et d’un article sur le “Paris des pauvres” publiée le 1er septembre 1906 (Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)

Le onzième arrondissement a des points de ressemblance avec le troisième. C’est le même assemblage de rues étroites, la même densité de population, la même activité. Seulement, le territoire est deux fois plus grand; au lieu de joujoux, on produit de puissantes machines; les maisons n’occupent plus quelques dizaines d’ouvriers, mais plusieurs centaines; le maître d’entreprise est un ingénieur, qui manie le fer, l’acier, le cuivre ou le bois. Le caractère industriel de l’arrondissement peut être précisé par cette remarque qu’à Paris il existe 25 usines qui produisent la force motrice pour la vendre; 18 d’entre elles donnent la vie à tous ces ateliers dont quelques-uns ont une réputation universelle.
L’aspect général n’est pas séduisant. Si l’on regarde une carte, on est surpris du dédale de rues, de passages, d’impasses, de cités, de cours qui encombrent l’arrondissement tout entier.
Il n’y a pas lieu, à ce point de vue, de distinguer entre les quartiers. Tous fourmillent d’ouvriers. L’industrie du bois est surtout en honneur dans le quartier Sainte-Marguerite la métallurgie occupe le reste du territoire, un peu dissimulée par les maisons d’habitation qui bordent les avenues Philippe-Auguste, de la République et les boulevards Voltaire et Richard-Lenoir.
La population y est plus considérable que dans les autres arrondissements de Paris, sauf le dix-huitième; mais ce n’est pas là qu’elle est la plus pauvre. C’est que les ressources sont nombreuses; les salaires sont généralement élevés, dans ces industries qui réclament des connaissances professionnelles très sérieuses. Il n’est pas rare, parmi les constructeurs de machines ou les faiseurs de meubles, de rencontrer des ouvriers qui gagnent 10 francs par jour, et parfois davantage. Les femmes comme les hommes, trouvent facilement à s’employer dans des professions qui rapportent; les décolteuses, brunisseuses, riveuses ont un salaire moyen de 3 francs, et les monteuses de couronnes 6 francs quelquefois. Il peut donc arriver, et il arrive en effet, que certains ménages ouvriers vivent dans l’aisance. Malheureusement, c’est l’exception. Il faut compter avec les charges de famille, avec le chômage, et aussi avec l’imprévoyance habituelle de la classe ouvrière. De plus, à côté de métiers qui payent bien, il en est d’autres qui assurent à peine la subsistance.
Dans le quartier de la Roquette, aux environs de la Bastille nous retrouvons les juifs polonais faiseurs de casquettes. Ils vivent confondus avec les chiffonniers du fer. Il s’agit là d’un groupement si important qu’il s’est créé pour lui un marché spécial où l’on trouve tous les produits alimentaires d’Auvergne, surtout des pâtes, des fromages et de la charcuterie. Le ferrailleur est vendeur et acheteur de tout objet de fer ayant servi; on trouve chez lui des clous ou des machines, et ses affaires peuvent à ce point se développer qu’on en voit parfois acheter au poids des wagons entiers qu’ils revendent ensuite au détail.

A l’autre extrémité du quartier, dans les terrains qui longent l’avenue Philippe-Auguste, se trouve un refuge de forains. Il y là toujours au moins soixante roulottes qui abritent des familles remarquables par le nombre des enfants. Le ménage peut parfois en compter une dizaine qui vivent littéralement les uns sur les autres. A côté des forains qui sont une exception, se trouvent en grand nombre des porteurs aux Halles et des marchands des quatre saisons. Les Halles sont assez loin pour être hors de portée de la population qui réside; il y a place, pour les loueurs de petites voitures, à un certain profit. Les loyers, sans être encore d’un prix très abordable, sont cependant beaucoup moins chers que dans le troisième. On trouve une chambre pour 100 à 200 francs et l’hôtel coûte généralement de 2 fr. 50 à 3 francs par semaine. Ces prix conviennent non seulement l’ouvrier qui fabrique en chambre les objets de bois que l’on vend le samedi, à la Trôle. mais encore à un très grand nombre de journaliers qui constituent une bonne part de ceux qui demandent.
Les foyers indigents sont nombreux. Les plus remarquables s’appellent, dans la Roquette, la cité Levage avec 200 à 300 vieilles femmes, dont la plupart sont marchandes des quatre saisons, l’impasse Delaunay et la cité Industrielle, qui à elles deux comptent bien 150 indigents, les rues Popincourt, de Montreuil et du faubourg du Temple qui sont très malheureuses. Dans le quartier Saint-Ambroise, l’impasse Trouillot compte autant d’inscrits que la cité Industrielle. Pour le reste, la population nécessiteuse est assez uniformément répartie.
En somme, cet arrondissement mérite de fixer l’attention, à cause de sa très grosse population ouvrière, des qualités professionnelles qu’il y a lieu de lui reconnaître, et aussi de ces salaires élevés qui rendraient l’épargne possible, si les cabarets étaient plus rares et la vie moins onéreuse.
Le vingtième arrondissement est logé presque en entier sur le plateau de Romainville et de Bagnolet; seule une partie du quartier de Charonne est en plaine. Trois des quartiers touchent au onzième arrondissement Belleville, le Père-Lachaise et Charonne; Saint-Fargeau est tout à fait extérieur; il fait suite à Belleville et au Père-Lachaise. L’arrondissement compte 430 000 âmes. Il a le triste privilège d’être le plus pauvre de Paris; ou, si l’on veut, de venir au même rang que le treizième.
Par comparaison avec ses voisins, Saint-Fargeau peut passer pour aisé. Autrefois, toute cette région était occupée par des maraîchers et des horticulteurs. L’industrie devait être bonne car, sur les terrains de culture, il y a maintenant de petites villas, Ce ne sont pas des constructions luxueuses, comme à la Muette; mais de très modestes maisons.

Ceux de la dernière génération assurent que de leur temps tout le haut Belleville était morcelé en petits domaines bourgeois. C’était le rêve des petits boutiquiers d’avoir là maison et jardin; et comme il suffisait de peu d’argent pour s’établir, ils ont eu vite fait de former des groupements importants. Le sol ne se prête pas facilement à la construction de hautes maisons. Le sable et la terre glaise, qu’on rencontre partout, obligent au creusement de puits profonds pour les fondations, et à des travaux d’art qui supposent la mise en œuvre de gros capitaux.
Cependant, peu à peu, le quartier se modifie, la population compte déjà 13 000 âmes, les moyens de transport, dans les directions de l’Opéra et du Château-d’Eau, s’améliorent tous les jours; les maraîchers s’en vont, ne laissant derrière eux que quelques horticulteurs qui font des fleurs pour les cimetières; l’aspect champêtre du lieu est évidemment menacé. Mais la population jouit encore de commodités réelles; elle est tranquille, vit de ses rentes, ou de son travail; les mauvais garnis n’ont pas encore paru. C’est un séjour de sages, quelquefois d’heureux. Il y a des ombres dont nous n’avons rien dit; l’impasse du Progrès, l’impasse Haxo, le passage Boudin sont des refuges où les malheureux s’entassent en des maisons basses, perdues dans des espaces considérables, absolument dépeuplés, dont quelques-uns mesurent 80 000 mètres carrés. Là, c’est la solitude qui encadre la misère.
Pour le reste de l’arrondissement, ce qui frappe, ce sont les différences qu’on constate dans l’extérieur des habitants, suivant qu’on s’approche ou qu’on s’éloigne des boulevards. Il y a comme une série d’étages dans la population.
En parcourant le quartier du Combat, il a fallu formuler un regret à la vue de ces misérables garnis qui avoisinent le boulevard de la Villette. A Belleville, c’est une plaie vive qui s’étale et se prolonge tout le long de Ménilmontant et dans le Père-Lachaise. Toutes les rues, dans le bas des deux quartiers, sont remplies de ces affreux immeubles, malpropres, surpeuplés, où logent, à la semaine, souvent à la nuit, plusieurs milliers de créatures, hommes et femmes, qui vivent d’expédients et de délits. Les souteneurs, les filles, les repris de justice sont là, comme à l’affût des occasions qui peuvent s’offrir à leur portée.
Pourquoi faut-il que, sous les mêmes toits, on trouve des travailleurs ? Ils veulent payer moins cher, ou plus commodément, leur logement. Ils perdent, à ce calcul, ce qu’ils ont de bon au cœur et leur moralité. Cette clientèle se tient si mal que les logeurs, aux époques de distribution des bons de logement, reçoivent, comme des hôtes de choix, les malheureux qui leur sont envoyés par les asiles de nuit. On a beaucoup parlé d’habitations à construire pour les ouvriers. C’est ici que l’on peut mesurer l’étendue des besoins et le néant des résultats.
Il n’est pas possible de n’être pas frappé du nombre et de l’importance des coopératives ouvrières de consommation qui rayonnent sur le vingtième, sur le onzième et sur la partie du dix-neuvième qui se confond avec Belleville. Il est de ces sociétés qui comptent 20 000 membres, d’autres 10 000, toutes plusieurs milliers. Elles se proposent d’acheter au meilleur compte et de revendre au prix coûtant les objets d’alimentation, de vêtement, de chauffage qui sont indispensables pour vivre. Et par année, ou par semestre, on distribue aux adhérents les bénéfices réalisés sur les prix de vente. Cet appât du boni à toucher a fait des prodiges.
Dire quelle est la clientèle de ces institutions, c’est passer en revue tout le meilleur de la population du vingtième. Ce sont des ouvriers du fer, du bois, du bâtiment qui descendent chaque jour à leur travail dans le centre de Paris, surtout dans le onzième; ou bien se rendent par la ligne de ceinture à Montmartre, aux Ternes, même à Javel pour s’occuper dans les usines. Ce sont de petits employés qui appartiennent à des services publics, octroi, travaux, police, bureaux des préfectures ou des ministères; ou à des entreprises privées où ils sont métreurs, comptables, commis de magasins. Ce sont des ouvrières dont le métier se rapporte à la passementerie, à la confection, aux modes on peut évaluer à près de 20 000 le nombre des femmes qui, dans Belleville et le Père-Lachaise, vivent de ces professions. Tout ce monde est là, parce que les ressources sont modestes et qu’il fallait trouver au meilleur compte le logement et la nourriture.
On peut dire qu’il n’y a pas d’industrie spéciale au vingtième arrondissement. Sans doute, on pourrait citer quelques fonderies, quelques manufactures, quelques fabriques. Mais tout cela ne peut faire vivre qu’une part infime de la population. Aux premières heures du jour et le soir, quand est finie la journée de travail, c’est un mouvement fantastique de tous les adultes, hommes et femmes, qui s’en vont ou reviennent. Dans la journée, les quartiers sont comme frappés de sommeil. Seuls les marchés et la rue des Pyrénées ont encore un peu d’animation.
Les ménagères s’occupent des intérieurs, font des provisions et soignent les enfants. Ici, il y en a presque autant qu’au treizième. Il en résulte une évidente obligation d’assistance que les pouvoirs publics ont volontiers reconnue. Quant aux denrées alimentaires, elles sont d’un prix extraordinaire de bon marché. On trouve dans ces régions habitées par les pauvres, des viandes, des légumes et des fruits qu’il serait impossible de découvrir ailleurs.
Peut-être, jusqu’ici, n’avons-nous point insisté suffisamment sur les manifestations de misère que l’on rencontre partout. Nous savons que 6000 indigents reçoivent des allocations périodiques le nombre de ceux qui demandent des secours, au cours de l’année, est évalué à 40000. Il est de vieux immeubles qui sont de véritables casernements de misérables. De nombreux numéros seraient à citer; à Belleville: rues de Belleville, de Tourtille, du Pressoir, Piat; au Père-La chaise rues des Amandiers, de Ménilmontant, Orfila, des Partants, Duris; à Charonne rues des Haies, Courat, Saint-Blaise; et, entre tous, l’hôtel du passage Brémant, qui ne contient pas moins de 400 chambres ou petits logements.
Sur les terrains non construits notamment dans la rue des Pyrénées, on rencontre des agglomérations de roulottes et de baraques faites de planches, de toile, de carton bitumé, parfois de vieilles boîtes à sardines là trouvent refuge des forains, des brossiers, des repasseurs de couteaux, des rétameurs de casseroles, des fabricants de paniers, des éleveurs de pigeons, des brocanteurs et des chiffonniers. Le prix des loyers varie, de 3 francs par semaine à 5 francs par mois pour un terrain où une famille peu exigeante parvient à camper.
Le brocantage semble être une occupation répandue. On restaure du mieux qu’on peut des effets d’habillement pour les offrir aux amateurs, sur le « marché aux puces, » près la Porte de Montreuil. Les chiffonnières du treizième viennent y vendre leur travail; elles s’y rencontrent avec les biffins et chineurs de Belleville, de la rue des Amandiers et de la place de la Réunion. Toute la banlieue d’alentour, Montreuil, Bagnolet, les Lilas, concourent à la foule des acheteurs. C’est le pendant du marché aux ferrailles de la Porte d’Ivry.
Ce marché est à l’extrémité du territoire de Charonne. Comme le sol s’est abaissé, l’industrie a reparu. Voici des fabriques de coton, des brasseries, des chocolateries, des entreprises de transport, l’usine à gaz, le métropolitain on parle de construire, vers la rue Saint-Blaise, une gare aux marchandises. En attendant la suite de ce projet, les abords du boulevard Davout sont occupés par une armée de chiffonniers dont beaucoup entassent des peaux de lapins. Ils trouvent à écouler leurs provisions chez les coupeurs de poils qui préparent les chapeaux. Comme on voit, l’ouvrier peut, en cet endroit, trouver sur place un salaire, et la région se distingue tout à fait, à ce point de vue, du reste de l’arrondissement.
Bonjour, merci pour cet article instructif. Vous aurez l’occasion d’en savoir plus et de voir de nombreux documents d’archives lors de l’exposition Mémoires du Quartier Popincourt, produite par l’ASQP (Agir solidairement pour le Quartier Popincourt) en janvier à la MPAA Bréguet, si les lieux recevant du public sont de nouveau ouverts.
N’hésitez pas à me contacter si vous souhaitez des informations à ce sujet.
Bien cordialement,
Delphine Goater
Oui bien sur nous avons hâte ! et nous relaierons cette information !